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nouveau langage en art de la scène

LE THÉÂTRE CINÉMATOGRAPHIQUE

Le théâtre cinématographique

La proximité et l’émotion du théâtre, la précision et le rythme du cinéma.

 

Au cours de plusieurs essais technologiques, effectués durant 2 ans, nous avons travaillé à développer et définir ce nouveau langage scénique qu’est le théâtre cinématographique. Nous avons fait des bancs d’essai en salle, des essais techniques en studio et avons effectué énormément de recherches, tant sur le plan du cinéma que sur celui du théâtre.

Cette bourse en exploration en déploiement numérique a permis à l’équipe d’établir les bases de ce nouveau langage en arts de la scène et d’en explorer les possibilités. Cette nouvelle forme d’expression scénique permet d’interroger les fondements du théâtre et du cinéma et ainsi de créer un langage hybride : le théâtre cinématographique. Notre démarche ne consiste pas seulement à isoler certains de leurs aspects, ou à en jumeler ici et là différents éléments, il s’agit plutôt d’un agencement plus en profondeur. D’abord, premier constat : le théâtre cinématographique n’est pas un théâtre filmé, donc pas un mode d’archivage permettant à de futurs spectateurs de voir le spectacle en différé. En fait, ce langage repose sur la fusion des deux formes d’art. Le théâtre convie à une proximité, une unicité et une urgence propres à chaque représentation et le cinéma ajoute à ceci le pouvoir de la prévision, de la magnification ainsi que l’avantage d’avoir deux plateaux à des kilomètres de distance qui se répondent (téléprésence). Le cinéma permet d’offrir du contenu théâtral qui semble échapper à l’impératif du moment présent, qui semble échapper à la narration en temps réel.

En jumelant la téléprésence au théâtre cinématographique, les deux scènes deviennent deux plateaux de tournage offrant aux spectateurs une expérience complète : ceux-ci voient évoluer les artistes sur scène, dans leur « plateau », alors que les caméras captent l’action sur chacune des scènes. Ces dernières sont utilisées comme au cinéma : gros plans, traveling, champ/contrechamp, etc. Grâce à un travail d’aiguillage, le contenu filmé est projeté en simultané dans les deux salles, sur un grand écran placé au-dessus des interprètes. Il en résulte un film, tourné en temps réel sur deux plateaux de tournage distincts et assemblé par un aiguillage bien planifié. Les spectateurs en salle auront droit, quant à eux, à des exclusivités théâtrales en devenant témoins de l’action qui se déroule sur scène. Les deux plateaux sont interdépendants puisque chacun représente un des deux points de vue de l’histoire : dans le cas de CorresponDanse de guerre (double spectacle écrit à partir de lettres échangées entre Eugène Mackay-Papineau, jeune officier du 22e bataillon canadien-français parti combattre en Europe au cours de la guerre de 14-18, et ses proches), il y a l’aspect militaire d’un côté et familial de l’autre.

De ce fait, les spectateurs présents dans chacun des théâtres ont une vision différente d’une même histoire. Ce qu’ils voient et ce qu’ils ne voient pas de l’histoire d’un personnage en particulier s’additionnent pour broder un affect différent. Par exemple, les agissements du personnage pourraient sembler généreux et héroïques dans la salle opposée (qui ne reçoit que « du beau » par les caméras »), alors que leur dimension plus égoïste et lâche serait mise en contexte théâtralement dans la salle où évolue le personnage.

Réels (sur scène) ou virtuels, les comédiens et danseurs prennent une autre dimension que celle qu’ils occupent habituellement dans le théâtre traditionnel. Parfois représentés en proportion réelle, d’autres fois mis de l’avant en plan rapproché, les comédiens et danseurs plongent le public dans une narration évocatrice et puissante. Les précédents exercices de théâtre ayant eu lieu en téléprésence, et dont l’équipe a eu le privilège d’être témoin, offrent habituellement un rapport 1 : 1 aux spectateurs, c’est-à-dire un rapport proportionnel entre les interprètes, le décor, etc. Le but est de rapprocher le plus possible deux univers pour n’en former qu’un seul en appliquant des lois physiques crédibles. Dans le concept de théâtre cinématographique, ce rapport se voit complètement éclaté et mise sur une panoplie de plans, de rapports et d’angles différents. Le résultat nous donne accès à une nouvelle vision du théâtre et à une appropriation de la technologie de la téléprésence dans la création d’une œuvre originale. Comme nous l’avons mentionné précédemment, nos essais technologiques en théâtre cinématographique ont été effectués dans le cadre de la création du double spectacle CorresponDanse de guerre. Ce spectacle se veut un projet multidisciplinaire : théâtre, danse, chanson et arts numériques. Il permet le maillage entre les disciplines et fournit l’occasion de poser les bases de ce nouveau langage, en offrant un contexte et un récit qui en facilitent le développement.

Au bout de tous ces mois d’essais, de recherche et d’expérimentation, nous sommes à même de dire que nous disposons en effet d’une base forte et intéressante nous permettant de créer une œuvre cohérente qui constituera le premier jalon de la création en théâtre cinématographique.

Cette avenue de création vient avec une grosse charge financière. Tout d’abord, il y a l’acquisition et la location de l’équipement technologique. Téléviseur, panneaux d’écrans DEL, caméras, objectifs, etc. représentent d’importantes dépenses et poseront quelques défis à l’équipe lorsque le spectacle complet partira en tournée. Même si dans CorresponDanse de guerre (spectacle de théâtre cinématographique étalon) les éléments sont divisés à parts égales entre le théâtre et le cinéma, il reste que le cinéma finit par imposer son budget à l’ensemble des considérations des créateurs du spectacle.

 

De surcroît, le plus grand casse-tête logistique vient du fait que la téléprésence donne lieu à un double spectacle. Ainsi, non seulement il faut bien équiper un salle tel que mentionné ci-haut, mais, en plus, il faut tout compter en double afin d’équiper de façon égale les salles jumelées en téléprésence. Un double spectacle équivaut donc à une multiplication par deux de l’équipement, mais également des effectifs et, donc, des cachets.

 

Enfin, le travail en téléprésence requiert l’utilisation d’une station de réception-transmission afin que les deux salles puissent communiquer. Dans nos tests, nous avons pu compter sur la Station SCENIC, développée par la SAT de Montréal : celle-ci est encore en processus de mise au point, et des améliorations lui sont régulièrement apportées. Nous avons vécu bien des soucis de connexion entre les salles, ce qui paralysait nos explorations, puis nos avancées. Nous nous trouvions donc à la merci d’une technologie qui n’était pas toujours au rendez-vous, si bien que nous en sommes venus à réfléchir à des solutions alternatives pour ne pas dépendre de la Station SCENIC, nommément la transmission par satellite ou la communication par des plateformes d’échange grand public telles que Zoom, Skype, etc.

CONSTATS, RÉUSSITES ET ENJEUX

Au fil du projet, alors que nous apprivoisions la téléprésence, notre cheminement nous a amenés à poser les bases du nouveau langage scénique qu’est le théâtre cinématographique, ce que nous n’avions pas entrevu au départ. C’est en nous appropriant le projet et en explorant la téléprésence que nous en sommes venus à imaginer cette nouvelle manière d’appréhender un récit en arts de la scène.

Nous détaillerons maintenant les objectifs que nous nous sommes fixés durant les derniers mois, et les résultats de notre travail alors que nous progressions dans notre recherche et notre expérimentation.

Objectifs :

L’objectif premier était d’expérimenter les possibilités du théâtre cinématographique, qui s’appuie cette fois-ci sur la téléprésence. Nous devions vérifier si notre proposition était valable et réalisable, et continuer à tester la constance de transmission de la Station SCENIC. Notons que nous en sommes venus à la conclusion que le théâtre cinématographique pourrait vivre sans la téléprésence, mais que dans le cas qui nous concerne ici, avec CorresponDanse de guerre, récit qui se base sur l’éloignement des protagonistes, nous trouvons tout à propos de marier téléprésence et théâtre cinématographique.

Avec le théâtre cinématographique, chacun des espaces de jeu est dorénavant perçu comme un plateau de tournage où les interprètes évoluent. L’action est captée par caméra (dont le manipulateur devient interprète muet qui habite l’espace de jeu) et le résultat est projeté sur un grand écran situé à l’arrière-scène, à une hauteur permettant aux spectateurs de voir à la fois l’activité sur le plateau et le résultat. Chaque salle voit en général le même « film », mais profite d’exclusivités quant à ce qui se déroule sur le plateau, par exemple, un très gros plan d’un œil apeuré qui n’est projeté que du côté famille (dans CorresponDanse de guerre).

La dramaturgie

La téléprésence nous offre la possibilité de créer une narration explosive, c’est-à-dire qui n’est pas nécessairement linéaire. Deux récits peuvent se dérouler en temps réel, simultanément. La dramaturgie doit donc se travailler en double, ou selon le nombre de salles connectées. Certains segments se déroulent de façon indépendante, tandis que d’autres s’emboîtent. Cette façon d’entrevoir la dramaturgie entraîne la création de mondes distincts et plonge le public dans une expérience unique, selon la salle où il se trouve. Cela implique des choix : que montrerons-nous? Que conserverons-nous plutôt comme « exclusivité de salle »? Il est effectivement important de prendre en considération les déconnexions possibles dans l’élaboration de la dramaturgie. On peut conter en montrant, mais on peut raconter beaucoup par l’ellipse vidéo. Quand le cinéma se tait et que la salle retourne au théâtre plus traditionnel, quel effet cela peut-il avoir sur la trame narrative, sur le spectateur?

Ces décisions, qui influenceront le récit, doivent d’abord et avant tout servir ce dernier, sa compréhension, sa fluidité, son intérêt. Il est facile de perdre le spectateur qui doit déjà gérer un nouveau langage scénique. Il est certain que dans les premiers instants d’un spectacle de théâtre cinématographique, le spectateur se posera beaucoup de questions et devra trouver des repères dans un monde/mode scénique qu’il n’a jamais expérimenté auparavant. Pour CorresponDanse de guerre, les choix dramaturgiques sont d’autant plus importants qu’il faut guider le public à travers une histoire d’envergure (sur plusieurs années et dans deux univers différents). Ces nouveaux mécanismes pour raconter une histoire auront des incidences sur tous les aspects du spectacle. Si la danse était pensée au départ comme une représentation abstraite des non-dits hantant les relations entre les personnages, elle risque de s’imposer comme sujet premier à l’écran puisque tout mouvement cadré dans une caméra en est x fois amplifié.  Ainsi, la dramaturgie doit être calculée en fonction de ce qui sera vu et su grâce à la multidisciplinarité. À titre d’illustration, certaines chorégraphiques pourront être revues selon les plans de caméra; elles seront dès lors épurées, déclinées en gestes plus discrets ou répétitifs, etc.

Jeu des interprètes

Le premier constat que nous avons pu faire concerne le jeu des acteurs. On retrouve au détour d’une même performance les défis liés au jeu théâtral et ceux liés au jeu à la caméra, dont les exigences diffèrent grandement. Les comédiens doivent donc trouver un terrain d’entente entre ces deux moyens d’expression. Une piste de solution provient des choix de mise en scène qui déterminent à quel moment l’énergie des performeurs doit être donnée aux spectateurs présents, puis à la caméra pour l’assistance virtuelle qui se trouve physiquement dans l’autre salle. Ce qui se dégage des essais effectués jusqu’à maintenant, c’est que le jeu plus retenu du langage cinématographique s’impose plus souvent. La raison en est fort simple : bien que les essais se soient parfois déroulés devant public, c’est surtout le point de vue de la caméra qui a primé jusqu’ici. Ceci demande de la part des comédiens de trouver une façon hybride de communiquer : les émotions verbales et faciales sont données en priorité à la caméra, puis le corps existe sur scène pour le public.

 

Les décors et la présence des danseurs aident beaucoup à ancrer le corps du comédien dans la réalité scénique. Il est difficile de ne pas jouer physiquement avec son partenaire de jeu : que ce soit au théâtre ou au cinéma, on sent la personne avec qui on joue, on reçoit son intention, son énergie, on peut la regarder dans les yeux, la toucher, etc. Ici, à maintes reprises, les interprètes ont à « imaginer » la personne à leurs côtés, voire à « chorégraphier » ou trafiquer différentes actions qui seraient naturelles s’il y avait réelle proximité. Par exemple, on peut chercher longtemps à fixer à quelle hauteur se trouve le regard de l’interlocuteur absent. Ce défi n’est pas étranger aux films de science-fiction (pour ne nommer que ce genre) qui doivent échanger avec un personnage inexistant qui sera ajouté par la suite au film grâce à l’animation 3D. L’interprète physique a une voix hors-champ qui énonce les répliques et un repère visuel pour guider son regard; parfois juste un repère visuel. Il faut donc préparer les comédiens du théâtre cinématographique en téléprésence à jouer à l’aveugle comme au cinéma dans le cas mentionné ci-haut. C’est en répétition qu’il faut emmagasiner les intentions et bien les intérioriser pour être en mesure de s’en nourrir au moment de la représentation.

 

Les danseurs doivent travailler avec les mêmes facteurs. Le cadrage est particulièrement important pour cette discipline. Puisque les chorégraphies ne seront pas exécutées par un large groupe qui disperserait le regard du public, chaque danseur devra exécuter ses mouvements avec la plus grande précision sous l’œil très dédié des spectateurs. Comme pour les vidéoclips, les interprètes de danse devront se soumettre à des zones de déplacement rigides et restreintes pour ne pas sortir du cadre. Le tournage de vidéoclip permet les reprises, mais le théâtre cinématographique n’offre pas cette latitude puisque le spectacle continue de l’avant irrémédiablement. Tout ceci représente bien sûr une contrainte de création qui peut (et qui doit) être tordue par moment. En effet, sortir un danseur du cadre c’est, par exemple, couper de l’information visuelle qui est envoyée à la salle correspondante. Cette disparition temporaire peut porter une charge poétique importante si on la place à un moment clé.

Les caméramans constituent la troisième catégorie d’interprète du théâtre cinématographique. En effet, ceux-là même qui gèrent le point de vue cinématographique du public doivent habiter la scène avec leur corps et font partie du plateau de tournage mis en scène. Il faut donc que les opérateurs de caméras souscrivent au même souci chorégraphique que les comédiens et les interprètes de danse. Ceci leur demande donc de gérer à la fois le rendu vidéo et le rendu physique de leurs déplacements. Nous aborderons plus loin la décision de mettre les caméramans sur scène plutôt que d’opter pour des caméras « robotisées » invisibles.

Durant les tests, les comédiens ont été appelés à parfois prendre le contrôle eux-mêmes de la caméra. Ainsi, ils devaient non seulement jouer pour la caméra, mais en plus jouer « avec » la caméra. Cette idée de mise en scène mène à un résultat général très « payant », mais reste assez exigeante pour les comédiens. Il est devenu nécessaire d’intégrer cette manipulation technique parmi les effets chorégraphiques pour dégager une partie de l’esprit du comédien et ainsi conserver chez lui un bon niveau de concentration pour le senti et le texte. Toutefois, la tâche demande un grand raffinement puisque la « chorégraphie » de caméra est directement responsable du résultat cinématographique. Un mouvement de danse qui n’est pas exécuté parfaitement et qui sort du cadre filmé peut jurer, mais si ce mouvement dansé contrôle le cadre lui-même, une erreur de manipulation peut davantage nuire. Ainsi, il faudra que le comédien temporairement caméraman soit chirurgical dans ses manipulations tout en restant juste dans son interprétation. Il reste que les gains visuels d’un soudain passage en mode égo portrait ou en « point de vue (POV) » sont précieux pour l’envol dramaturgique du théâtre cinématographique.

 

Afin d’offrir aux salles en correspondance la meilleure captation sonore, il est nécessaire que les comédiens portent des micros sur eux. Les micros d’ambiance ne font pas l’affaire puisqu’ils captent non seulement les sons venant de la salle dans laquelle ils sont installés, mais également leur propre son transmis dans la salle jumelle, puis retransmis dans leur propre salle. Ainsi, les échos devenaient cacophoniques, ingérables. Ceci menait aux options de sonorisation de proximité. Les micro-casques, bien que l’option qui offre la prise de son la plus serrée, posent un problème puisqu’ils sont bien visibles. En effet, ils sont trop intrusifs pour des plans cinématographiques. Nous avons alors orienté nos espoirs vers les micros lavaliers qui, bien que plus distants, se camouflent beaucoup mieux parmi les éléments de costumes. Ce choix demande de la part des interprètes une grande rigueur dans la gestion du micro. En effet, ils doivent s’assurer de toujours orienter leur voix vers la capsule du micro pour éviter que la couleur et le volume du son ne s’altèrent.

 

Les comédiens se retrouvent également à devoir gérer un autre aspect technologique d’importance : le délai de transmission des signaux entre les deux salles. En effet, ce que les caméras et les micros captent passe dans la Station SCENIC, développée par la SAT de Montréal. Cette station permet de concentrer les informations audio-visuelles et de les envoyer par la suite via internet vers la seconde salle et vice-versa. Cette dépendance au réseau internet signifie qu’il faut trouver le signal le plus stable et le plus rapide qui soit. Il faut donc fonctionner avec une ligne dédiée sur laquelle n’entre aucun autre contenu. Particulièrement si les représentations ont lieu aux heures de grande consommation internet (ex. le soir après souper). Toutefois, les tests réalisés jusqu’à maintenant démontrent que la latence change d’une salle à l’autre suivant la qualité du signal et le degré d’exclusivité de la ligne. Bien qu’on parle parfois de variations minimes dans la vitesse de transmission, tout cela signifie que les comédiens sont à la merci d’une dynamique de jeu irrégulière. Il leur faut oublier le jeu réglé au quart de tour et accroître leur tolérance à l’imprévu. Même si les tests pré-performance leur indiquent qu’ils doivent, par exemple, initier leur réponse une seconde avant la fin de la réplique de leur contrepartie, il reste risqué de le faire puisqu’à tout moment, la latence peut varier. Les comédiens ont effectué beaucoup d’essais lors des différentes résidences et, au mieux, ils pouvaient compter sur une dynamique de performance quasi-instantanée et, au pire, ils devaient faire les funambules pour ne pas se perdre dans le visuel et l’auditif qui étaient décalés, voire hachurés. Afin d’aiguiser leur senti et de leur donner une « conscience téléprésentielle », nous avons accompli des sessions de « jeux » qui leur permettaient d’essayer différentes combinaisons vocales et physiques afin d’agir en coordination, en canon ou en autonomie. Chant, phrases répétées, jeux de mains, mini-chorégraphies, scènes complètes, etc. Au fil des bancs d’essai, les interprètes ont développé un répertoire cérébro-moteur lié au théâtre cinématographique.

 

Enfin, qu’il s’agisse des comédiens ou des danseurs, un enjeu de taille se doit d’être nommé : le développement d’une mise en scène aussi technique prend énormément de temps et d’espace mental, ce qui plonge les interprètes dans de longs temps d’attente et d’inaction comme sur les plateaux de tournage. Nous avons fini par opter pour des moments durant lesquels les interprètes n’ont pas besoin d’être présents, alors que l’équipe de conception et de mise en scène réfléchit aux enjeux techniques. Ainsi, nous essayions le plus possible de les accueillir au moment où ils agiraient réellement, garantissant un niveau de concentration adéquat pour gérer tous les paramètres entourant l’interprétation cinémato-scénique.

La caméra

Dans CorresponDanse de guerre, une partie de la dramaturgie se fait par la caméra. La caméra devient conteuse, personnage, témoin passif, au besoin. Toutefois, c’est elle qui guide majoritairement le récit. Les rotations, les travelings, les plans séquences imposent un mouvement plus grand que nature aux actions théâtrales. Les coupures de plan permettent d’imposer un silence visuel qui peut s’avérer vertigineux s’il apparaît en plein climax puisqu’à ce moment, la salle jumelle cesse à toutes fins pratiques d’exister. Le spectateur sait à ce moment que l’action continue dans l’autre salle même s’il ne la voit plus. Ainsi, scénaristiquement, le récit peut virer au pire ou au meilleur, à l’insu du public, et ce dernier ne découvrira l’état des choses que lorsque le contenu vidéo sera rétabli dans sa salle. À l’inverse, on peut présenter à l’écran un double contenu par un « split 2 », constitué des actions de la scène A reportées plus haut à l’écran aux côtés du contenu envoyé par la scène B. Puis, à partir de là, un « split 3 », un « split 4 » et ainsi de suite selon le nombre de caméras que les créateurs désirent inclure dans la composition sur la grande toile de projection. Plus il y a de caméras, plus le degré de confusion, de nervosité, mais aussi parfois de communion est accentué. Cette palette propre au théâtre cinématographique donne aux concepteurs de nouveaux outils pour surprendre et émouvoir le public.

 

Il va sans dire que le choix de caméra est de la plus haute importance dans le processus du théâtre cinématographique. Premièrement, le genre de caméra. Est-ce qu’il est préférable d’utiliser des caméras motorisées qu’on peut placer discrètement sur scène et autour… ou au-dessus? Est-il mieux de plutôt avoir avec des caméras manipulées par des personnes, sur trépied, sur stabilisateur, à l’épaule? L’option des caméras motorisées offraient de nets avantages par leur discrétion et le fait qu’elles puissent ultimement être contrôlées par une seule personne à une régie vidéo. Toutefois, cette option a été écartée au fil des essais puisque les modèles utilisés géraient plutôt mal des situations de basse luminosité comme celles inhérentes aux spectacles scéniques. Des recherches ont été effectuées pour trouver des caméras motorisées haute performance, mais aucun modèle n’offrait la motorisation et la possibilité de changer la lentille de base pour la substituer par un objectif qui gère mieux la basse luminosité. L’équipe a donc considéré de prendre des caméras haute performance de petite taille avec objectifs interchangeables. Toutefois, celles-ci n’étaient pas motorisées et il fallait donc inventer et fabriquer un système de rail pour rendre les caméras mobiles lorsque posées sur des « locomotives » robotisées. C’était à prévoir, un tel système s’avérait très coûteux, complexe à fabriquer et sa solidité et fiabilité restaient théoriques. De plus, nous avons perdu la personne-ressource qui s’occupait de ce dossier. Ainsi, l’équipe a plutôt orienté son travail de caméra vers des appareils de qualité à lentilles interchangeables manipulés par des caméramans et par les comédiens et danseurs. Ceci a l’avantage supplémentaire de permettre des cadrages toujours renouvelés et des points de vue en promiscuité qu’un système motorisé n’aurait pas su remplacer. Ainsi, des caméras mobiles pourront offrir des inserts et des très gros plans à partir d’angles qu’il aurait été impossible à couvrir avec des caméras tenues à distance par leur système de rail ou leur trépied fixe.

La trame sonore

En ce qui concerne la voix des comédiens en théâtre cinématographique, le défi est relativement simple et a été abordé plus haut. Toutefois, la trame sonore complète du spectacle (incluant les voix des comédiens) est soumise au même obstacle de transmission que l’image : la latence. À partir de ce point, quand les interprètes dialoguent, la latence de transmission n’est pas un obstacle à la fluidité des échanges, elle se colle d’assez près au rythme d’un échange en personne.  

Là où repose le grand défi sonore, c’est lorsqu’on souhaite ajouter de la musique au spectacle. Le délai de communication entre les salles recèle quelques écueils sérieux. En travaillant en téléprésence, nous composons avec la latence (autour de 0,22 seconde de délai entre le départ de l’image et du son dans une salle et leur arrivée dans l’autre salle), ce qui exclut toute possibilité d’unisson (deux interprètes situés dans deux salles distinctes ne peuvent offrir un chant simultané dans les deux salles en même temps; il faut choisir une salle dans laquelle l’unisson fonctionnera et « sacrifier » l’autre salle). Musique en directe captée par des micros; musique en direct à partir d’instruments branchés; musique préenregistrée diffusée en simultané dans les deux salles; musique préenregistrée diffusée à partir d’une seule salle; etc. Nous avons passé par bien des chemins, nous demandant ce qui serait le plus profitable pour le théâtre cinématographique, et nous avons arrêté notre choix sur une trame sonore cinématographique.  

À la manière d’un film, la trame sonore doit être présente du début à la fin, à la fois pour agrémenter la dramaturgie, à la fois pour la cohésion et le rythme du spectacle. En effet, le théâtre cinématographique peut se gérer comme une grande chorégraphie fédératrice en temps réel, tant avec les caméras que les interprètes, les déplacements de décors et d’accessoires. La matrice audio nous permet de placer le mouvement sur le temps, de chorégraphier au quart de tour tous les gestes, sur le plan de la technique et sur celui de l’interprétation. En théorie, le spectacle se déposerait alors sur une seule trame sonore lancée au début de la représentation.

Ceci permet d’éviter au maximum les désagréments créés par la latence. Si la trame sonore est démarrée à partir d’une seule salle, c’est-à-dire contrôlée à partir de la salle maîtresse par la Station SCENIC, cela permet de s’assurer de la synchronisation de ce qui se passe dans les deux salles.

Cette omniprésence de la trame sonore représente un beau défi pour les artistes chargés du son du spectacle. En effet, un peu comme pour les comédiens, les compositeurs doivent gérer le double langage théâtre-cinéma. Si, au cinéma, les oreilles des spectateurs sont assez habituées à entendre des trames sonores plus ou moins omniprésentes avec des voix bien mixées au-dessus, la concordance théâtrale est beaucoup plus subtile à gérer, ne devant pas enterrer les voix des comédiens. Ainsi, les compositeurs sonores doivent trouver un vocabulaire auditif à la fois artistique et utilitaire qui saura accompagner l’aspect cinématographique et rehausser la performance théâtrale. Enfin, il y a musique, design sonore et bruitage. On retrouve ces trois branches de métier de façon plus répandue au cinéma puisqu’il est beaucoup plus difficile de faire vivre des images muettes à l’écran que des corps silencieux sur scène. Il faudra donc penser à ajouter du bruitage à la trame sonore maîtresse pour que seulement les bruits voulus voyagent d’une salle à l’autre. Par exemple, si un personnage lave de la vaisselle, ces bruits actifs proviendraient de la trame et non des actions de l’interprète. Un autre exemple, dans le cas de CorresponDanse de guerre, montre que pour bien installer la réalité bruyante des tranchées, il faut encore là avoir recours à du bruitage intégré à la trame sonore maîtresse.

Le recours à des chansons (d’ambiance ou dont le texte fait avancer l’intrigue) est bien ancré dans le code cinématographique. Il était question plus haut dans ce texte de musique en direct. À la suite des tests, l’idée n’est pas totalement écartée. Il faut seulement gérer le contenu de façon qu’il provienne d’un côté à la fois. S’il est prévu que les personnages jouent du piano ou chantent sur scène, ceci implique une gestion sonore différente de la trame démarrée en simultané dans les deux salles. En effet, le son des performances acoustiques serait capté par un microphone et transmis par la suite, exposant cette partie de la réalité sonore du spectacle aux défis de la latence causés par la transmission internet de la téléprésence et aux échos indésirables. Nous souhaitons que la trame sonore soit présente du début à la fin du spectacle (avec des silences mesurés), pour assurer une cohésion et soutenir le rythme de celui-ci, encore une fois, comme dans un film.

 

Ceci laisse donc la place aux artistes compositeurs pour intégrer des chansons dans le spectacle. Nous souhaitons avoir recours à des chansons déjà intégrées au répertoire québécois et dont les textes poétiques et ouverts peuvent se plier à une nouvelle signification née de la dramaturgie du théâtre cinématographique. Il s’agit donc de respecter texte et mélodie, mais en ayant recours à des stratégies d’adaptation qui changent la couleur et la portée de la chanson. L’avantage d’un tel procédé réside dans son pouvoir de multiplication si le spectacle est en téléprésence. En effet, deux salles permettent deux versions (par exemple, une anxieuse, une glorieuse) de la même chanson diffusée en simultané. Donc, même en chanson, il devient possible d’offrir des exclusivités de salles comme avec les possibilités d’aiguillage vidéo.

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L’espace scénique

Un aspect important du théâtre cinématographique, et peut-être le plus difficile à doser, est sans doute l’allure de plateau de tournage que prend la scène avec les caméras installées parfois entre les spectateurs et les comédiens. Le spectateur devient témoin de la mécanique du spectacle. En effet, les concepteurs doivent jongler avec beaucoup de paramètres afin d’offrir le plus beau résultat à la fois aux spectateurs présents et aux spectateurs dans la salle jumelle. Ainsi, la scène devient un plateau de tournage minimaliste… mis en scène en tant que scène et plateau de tournage minimaliste. Un genre de mise en abyme assumée qui doit tout de même offrir un équilibre visuel intéressant (et non nuisible) aux témoins dans la salle. Ceci demande non seulement une planification avancée des plans de caméras afin de capter du contenu cinématographique esthétique, mais également une disposition savante des appareils pour y arriver tout en concoctant le plus beau contenu théâtral.

 

Avec ce défi vient un bel avantage : cette double mise en scène permet de préparer pour les spectateurs une mécanique scénique encore plus riche et complexe. Le positionnement des éléments de décor, les comédiens, les caméras et leur trépied, l’éclairage d’appoint : tout cela se mélange aux dimensions de la scène (un cas par cas selon les salles qui accueilleront le spectacle) et joue sur le plaisir du public de voir « comment c’est fait » tout en préservant la magie de la dramaturgie théâtrale. Il est à parier que le type de spectateur qui pourrait être dérangé par l’évidence du processus cinématographique trouvera son compte dans les rendus vidéos projetés au-dessus des plateaux de tournage.

 

Il est à noter que l’éclairage théâtral s’invite sans contournement possible dans la réalité scénique et cinématographique. Ainsi, il est risqué de penser filmer à 360 degrés autour du sujet et il faudra par conséquent penser l’éclairage et les plans de caméras pour éviter qu’un projecteur lumineux se retrouve directement dans le cadre filmé, trahissant l’espace de la salle et brisant possiblement la fiction du lieu vidéo créé. Cependant, comme pour toutes les contraintes nommées, il est possible d’utiliser l’intensité de ces éclairages pour ajouter à l’image filmée un éblouissement esthétisé, par exemple.

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Les décors

Au cinéma, le décor change à chaque plan, et l’environnement est généralement réaliste, tandis qu’au théâtre, il faut composer avec une certaine unité de décor, puis l’efficacité de l’univers visuel passe souvent par une suggestion de lieu. Une solution à privilégier pour le théâtre cinématographique implique d’opter pour un fond de scène noir pour créer un univers qui se trouverait entre réalité et onirisme.

Étonnamment, pour que l’aspect cinématographique brille davantage, il faut que le décor physique théâtral soit minimaliste. Il doit presque se résumer au mobilier utilisé par les personnages : bancs, tables, civières, etc. À cela peut cependant s’ajouter un décor virtuel sur écran. Des tests ont été effectués avec la formule projecteur-toile, puis avec la formule écran diffuseur (ex : écrans DEL ou téléviseur surdimensionné). Évidemment, l’utilisation du projecteur est plus abordable, mais vient avec son lot de contraintes : angle et distance du projecteur, disposition de l’écran, zone restrictive pour éviter les ombres des comédiens sur la toile, effet nuisible de l’éclairage de scène sur la luminosité de l’image projetée, etc. Les écrans diffuseurs coûtent plus cher ou sont plus fragiles (téléviseur), mais ils contournent les pièges mentionnés inhérents à l’utilisation d’un projecteur.

 

Plus récemment, l’équipe de scénographie a opéré quelques tests avec des éléments de maquette. Ces éléments se retrouvent devant la caméra et le but est d’éviter de faire certains changements de décors plus laborieux. La réflexion est la suivant : en plaçant des maquettes de fenêtre, de barils, etc., est-il possible de préparer plusieurs tableaux consécutifs devant lesquels la caméra pourra alterner? Ainsi, l’équipe a commencé à explorer l’effet obtenu en plaçant « en sandwich » les interprètes entre les décors virtuels décrits plus haut et ces nouveaux éléments de décor en maquette. Les tests de cette nouvelle idée sont plutôt sommaires et la formule pourra être davantage mise à l’épreuve dans de prochains bancs d’essai. 

 

Les costumes

Le théâtre cinématographique présente certains défis en ce qui concerne les costumes. Encore une fois, la proximité de la caméra et les détails additionnels qu’on peut en tirer nous ont habitué à une certaine rigueur vis-à-vis des costumes d’époque. Il est moins rare de trouver au théâtre, bien qu’il y ait une tradition de costumes tout à fait exacts historiquement, des choix artistiques qui permettent d’altérer le patrimoine vestimentaire. Puisque les démarches scénographiques du théâtre cinématographique misent sur une suggestion de lieux plutôt que des décors super détaillés, il semble aller de pair que les costumes prennent certaines libertés. L’équipe se concentre donc plus sur l’acquisition d’accessoires et de mobilier d’époque puisque ce seront ces éléments qui seront davantage mis en valeur dans les inserts et les gros plans de la cinématographie de CorresponDanse de guerre. De même, les maquillages doivent demeurer assez subtils pour ne pas détonner à l’écran.  Finalement, le feu roulant imposé par la téléprésence et par un spectacle mené par une bande-son maîtresse exige des changements de décors et de costumes astucieux. Cet aspect n’a pas encore été testé en profondeur puisque les bancs d’essai ont porté sur des scènes qui n’étaient pas nécessairement successives, mais la question attend les créateurs en aval.

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